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Tannabelle et ses grumeaux
   
"Livre-lui tes pensées. Des pensées que tu ne dis pas, ce sont des pensées qui pèsent, qui s'incrustent, qui t'alourdissent, qui t'immobilisent, qui prennent la place des idées neuves et qui te pourrissent. Tu vas devenir une décharge à vieilles pensées qui puent si tu ne parles pas."
Oscar et la dame rose - Éric-Emmanuel Schmitt
   
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17 décembre 2013

En prévision...

Je suis encore en congé maternité jusqu'à la fin du mois de mars et, entre les congés payés qu'il me reste à poser et le congé parental que j'envisage de prendre pendant quelques semaines ou mois, je ne devrais pas reprendre le chemin du travail avant la fin du printemps voire de l'été mais je pense déjà à mon retour au bureau.

Après avoir obtenu l'accord de mon directeur (s'agissant d'une communication personnelle envoyée sur des adresses professionnelles), j'ai envoyé un mail à l'ensemble de mes collègues d'une part pour expliquer, au plus proche de la réalité et sans les possibles déformations du "téléphone arabe", ce qui s'est passé et d'autre part pour les "préparer" à mon retour et leur éviter, pour ceux qui seront réceptifs, de se montrer maladroits, indélicats ou blessants à mon égard.

J'ai hésité à intégrer une copie de ce mail sur le blog - j'ai parfois du mal à savoir ce qui y a sa place ou non - mais je me suis finalement dit qu'il n'y avait pas vraiment de raison d'en faire un mystère. Et puis dans un coin de ma tête scintille toujours une lueur particulière : celle qui me dit que quelqu'un, quelque part pourrait trouver utile ou inspirante (sans prétention aucune et d'un point-de-vue "concret", matériel ou "administratif") ma façon de vivre ce deuil, d'envisager l'après-grossesse, l'après-congé maternité, le retour à la vie professionnelle.

 

Bonjour à tous,

Pour ceux qui ne me connaissent pas et que je ne connais pas, je suis l'une de vos collègues : je suis chef de projet en traduction, dans l'équipe de M...., et suis actuellement en congé maternité.
J'ai obtenu l'accord d'O...... pour vous adresser ce mail à tous. J'espère qu'au vu de son contenu ou de sa longueur, il ne regrettera pas de me l'avoir donné.

Je présente d'avance mes excuses à ceux qui jugeront ce mail trop long ou inintéressant mais il est de ces douleurs que l'on ne peut taire. Il me faut parler... Parler pour exorciser, parler pour expliquer, parler pour sensibiliser, parler pour faire comprendre, parler pour briser les tabous, parler pour faire exister Élise autant que Gaspard.

J'espère que ce mail ne vous semblera pas déplacé ou impudique mais il est de ces évènements qui vous transforment et vous bouleversent. La grossesse de mes jumeaux, tant attendue et si chèrement obtenue, en fait partie, au-delà du simple fait de devenir parent.

Voici en quelques phrases l'histoire de cette grossesse, que certains connaissent déjà avec plus ou moins de détails.
Après plusieurs années d'AMP, cette grossesse était ma première grossesse, obtenue grâce à notre troisième FIV.
Nous avons su rapidement que nous attendions des jumeaux, que nous avons décidé d'appeler Gaspard et Élise.
Fin mai, lors d'une échographie qui devait être "de routine", il a été découvert chez Élise une fente labio-palatine bilatérale sévère qui ne nous aurait pas inquiétés outre-mesure si elle n'avait pas été associée à une malformation cérébrale qui n'a fait qu'empirer au fil des semaines et des mois. Nous avons tous dans le cerveau des ventricules qui ne doivent pas dépasser 10 mm. De 10 à 12 mm, c'est à surveiller ; de 12 à 15 mm, c'est une malformation modérée ; au-delà de 15 mm, c'est une malformation sévère. Or les ventricules d'Élise n'ont cessé de se dilater au point d'approcher les 40 mm quelques jours avant l'accouchement.
Les médecins ne nous ont pas vraiment laissé d'espoir sur son état et sa santé : sans parler de son handicap physique dû à sa malformation faciale, elle n'aurait pas pu ouvrir les yeux, communiquer, marcher...
Après d'innombrables questions, doutes et interrogations pendant d'interminables semaines, nous avons décidé, la mort dans l'âme, de recourir à une interruption sélective de grossesse pour Élise, c'est-à-dire d'arrêter son cœur pendant qu'elle et Gaspard étaient encore dans mon ventre.
Le cœur d'Élise a cessé de battre le 18 septembre à 12h15.
Élise et Gaspard sont nés, par voie basse, le 19 septembre respectivement à 00h22 et 00h27, avec six semaines d'avance.
Depuis, sans oublier Élise une seule seconde, nous nous efforçons de regarder Gaspard en tant que lui, de ne pas toujours projeter sa sœur sur lui, afin de ne pas l'accabler de notre souffrance et de lui offrir tout ce dont il a besoin pour s'épanouir...

En plus d'expliquer ce qui s'est passé, je souhaite, à travers ce mail, anticiper les réactions, attitudes et remarques que mon histoire a déjà suscitées dans mon entourage plus ou moins proche et qu'elle pourrait susciter dans mon entourage professionnel. Si un seul d'entre vous prend la mesure de ce qu'est le deuil périnatal, et plus particulièrement d'un jumeau, alors ce mail aura rempli sa mission.
  • À ceux qui pensent "qu'il m'en reste un" : Gaspard et Élise ne sont pas des demi-enfants sous prétexte qu'ils sont jumeaux. La présence de l'un ne saurait compenser l'absence de l'autre. Un enfant ne remplace jamais un autre, qu'il s'agisse de Gaspard ou des autres enfants que j'aurai peut-être un jour.
  • À ceux qui pensent que "c'est mieux que ce soit arrivé avant la naissance" ou que "c'est moins dur que si on l'avait connue" : quand avez-vous commencé à aimer vos enfants ? Le deuil d'un bébé, ce n'est pas le deuil d'un parent ou d'un grand-parent, c'est vrai. Le deuil d'un bébé, ce n'est pas le deuil du passé, c'est le deuil de l'avenir, des projets, de l'espoir. La douleur de la perte ne se mesure pas au temps passé auprès d'une personne mais à l'intensité de l'amour que l'on ressent pour elle, à la relation que l'on avait avec elle, à ce que l'on projetait en elle.
  • À ceux qui pensent que "c'est mieux comme ça" et que "la nature est bien faite" : ce qui serait mieux, c'est que ma fille soit avec nous en bonne santé et, si la nature était bien faite, elle ne nous aurait pas repris ce qu'elle avait tant tardé à nous donner.
  • À ceux qui pensent que "nous avons bien fait" : nous n'avons pas "bien" fait, nous avons fait comme nous pouvions. On ne fait jamais "bien" quand on décide d'arrêter la vie de son enfant. De l'extérieur, notre décision peut sembler une évidence. De l'intérieur, il n'en est rien. Savez-vous la responsabilité, la culpabilité, la honte, le caractère contre-nature d'une telle décision ?
  • À ceux qui pensent que perdre un bébé est un non-évènement : si perdre un bébé n'est rien, pourquoi sommes-nous si malheureux ? Pourquoi sommes-nous accompagnés psychologiquement ? Pourquoi faisons-nous partie d'associations de parents "désenfantés" ? Pourquoi participons-nous à des groupes de paroles de parents endeuillés ?
  • À ceux qui pensent qu'Élise n'a pas existé : nous l'avons désirée, espérée, attendue. Je l'ai portée, mise au monde. Nous l'avons vue, regardée, photographiée, touchée, embrassée, enlacée, caressée, présentée à nos parents et frères. Nous lui avons choisi une tenue, un cercueil, une sépulture. Nous l'avons suivie dans le corbillard, nous l'avons enterrée "chez nous" dans le Pas-de-Calais, nous allons sur sa tombe aussi souvent que possible.
  • À ceux qui pensent que la grossesse d'Élise n'a été qu'un mauvais moment à passer : savez-vous l'énergie qu'il faut pour survivre à son enfant ? Savez-vous les mots qu'il nous faudra trouver pour expliquer à Gaspard l'histoire de sa grossesse, de sa naissance, de sa "gémellité fantôme" ? Savez-vous la violence et la contradiction des sentiments lorsqu'il s'agit d'accueillir la vie tout en accompagnant la mort ? Savez-vous l'écartèlement de "rester figé" avec Élise tout en avançant avec Gaspard ? Savez-vous les efforts qu'il nous faut déployer et l'équilibre qu'il nous faut inventer pour faire exister Élise sans étouffer Gaspard de notre chagrin ?
Mon seul souhait aujourd'hui est de continuer à faire reconnaître et exister Élise.
Loin de tout voyeurisme ou exhibitionnisme, je pourrai, à mon retour, montrer des photos d'elle à ceux qui le souhaiteront.
N'hésitez pas à me parler d'elle naturellement et sans appréhension, cela ne me fait pas "plus de mal que de bien", au contraire.
N'hésitez pas à me poser des questions, quelles qu'elles soient ; c'est le signe pour moi de votre empathie, de votre volonté de comprendre, de votre reconnaissance d'Élise.

Je remercie tous ceux qui ont pris le temps de lire ce mail jusqu'au bout et je remercie tous ceux qui prendront la peine de s'interroger sur ce drame que je ne souhaite à personne.

Je vous souhaite à tous une belle fin d'année et vous dis à bientôt, quelque part en 2014.

Annabelle

 

Je me sens toute fébrile...
Fébrile d'avoir enfin osé communiquer moi-même de façon "officielle" et "publique" auprès de mes collègues, au-delà des échanges plutôt confidentiels que j'ai eus avec ma responsable ces derniers mois.
Fébrile de m'être à nouveau exposée auprès de gens dont je ne sais pas ce qu'ils savent de ma grossesse, dont je ne connais pas la perception du drame que nous vivons.
Fébrile d'avoir risqué d'en déranger, agacer ou ennuyer certains.
Fébrile à l'idée de recevoir des réactions dont je n'ai pas besoin.

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Commentaires
D
je me "promenais" sur les blogs canalblog pendant ma pause, je ne m'attendais pas à cela vu le titre "grumeau", mais après avoir compris un peu, je veux dire merci d'aider les gens, les "autres" à mieux comprendre, et "pardon" si l'on peut blesser, même si l'intention n'est pas celle là bien sûr. Oui tout semble facile quand on est pas directement concernée... pensées par la blogosphère, mais pensées quand même...
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L
Quel beau mail, tu as bien fait d'écrire !!!<br /> <br /> Élise entend tout ;-)<br /> <br /> Bisoux
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